E-Publishing - Le point de vue d'un éditeur

Olivier Babel — 12.03.2015

×
Je suis Olivier Babel, je suis le directeur des presses polytechniques et universitaires romandes, une fondation basée à Lausanne sur le campus de l’EPFL (École Polytechnique Fédérale de Lausanne), et je suis par ailleurs président du domaine éditeur de l’association professionnelle des éditeurs de Suisse-romande.« Dans un livre j’ai lu qu’il n’y aurait bientôt plus de livres papier ».C’est bien sûr une boutade… pour commencer. D’une part très peu d’éditeurs envisagent un futur intégralement dématérialisé – et personnellement je suis plutôt confiant quant à l’avenir du support papier, disons pour au moins les 5 prochaines années ! Au-delà, c’est hasardeux de faire des projections : nous sommes clairement entrés dans une ère numérique et à son tour l’édition et le livre – après la musique, après le cinéma – semblent ne pas devoir y échapper ou ne pas pouvoir y résister, ce qui revient en fin de compte au même.D’autre part, cela semble difficile de balancer d’un seul coup le support du fondement de toute une culture, un médium aussi ancien que le livre, avec tout ce qu’il pèse au niveau du développement cognitif et des processus d’acquisition de la connaissance, et donc il faut postuler que le basculement ne peut s’opérer que de manière progressive ; On verra aussi par la suite que les littératures – ce serait plus juste de parler de genres – n’ont pas toutes le même statut vis-à-vis du numérique.Je fais également partie de ceux qui pensent que ce ne sont pas les industries ou le seul progrès technologique qui dictent ou décrètent les nouveaux comportements et usages, en l’occurrence en termes de pratique de la lecture, mais que c’est bel et bien l’usager qui finit par les imposer.Or que lit-on ? Que le numérique pesait aux Etats-Unis quelque 21% du marché de l’édition en 2013, 15% en Grande-Bretagne, 3,9% en Allemagne, 3% en France, et probablement autour de 1,5 à 2% en Suisse. Ces taux ont légèrement en 2014, mais pas de manière phénoménale.On lit aussi que les taux de croissance sont exponentiels. En particulier sur les marchés en plein développement, et donc qui partent de presque rien, là où le marché de l’édition est beaucoup moins développé. Cette tendance éclaircit un peu le paysage malmené de l’édition, notamment en France : alors que le nombre de titres publiés continue à progresser (avec des tirages moyens largement à la baisse), les ventes diminuent (de 2 à 3% en moyenne en France en 2013), et seules les ventes de livres de poche et celles de l’e-book progressent. Notons d’ailleurs que la croissance de l’e-book ne compense que partiellement le recul des ventes papier dans les marchés traditionnellement forts de l’édition, alors qu’elles représentent clairement une source de progressions dans les pays émergents (notamment en Chine, en Amérique du Sud).En Chine, le marché semble en plein essor : le taux de croissance est de 50% en 2013, et la part du numérique représente quelques 5%. Aux Etats-Unis les taux de croissance ont nettement ralenti et le numérique stagnerait en moyenne – comme je viens de le dire – à environ 25% (notons qu’à l’heure d’Internet, à l’ère de l’information en temps réel, il est tout sauf facile d’obtenir des données récentes, fiables et cohérentes d’une source à l’autre, ou d’un site à l’autre).Ou encore que le marché des tablettes et des liseuses stagne, plus exactement leur taux de croissance et leur part de marché, ce qui d’un point de vue économique peut annoncer un coup de frein en termes d’investissements. Bien entendu au profit des ordinateurs dont le taux de croissance reste vigoureux, et aux téléphones portables, dont on vient de voir avec Apple et son nouvel I-phone 6 récemment lancé, que la tendance est à l’augmentation de la taille de l’écran : on parle désormais aujourd’hui de «phablettes»« Dans un livre j’ai lu que si le livre, tel qu’on le connaît, avait été inventé après la liseuse, il aurait constitué un progrès formidable… »Loin de nous l’idée de penser que la révolution numérique n’est pas en marche, y compris pour la lecture et donc le support de lecture. Au contraire elle revêt un caractère quasi inéluctable dès lors que le processus de numérisation est amplifié par la lame de fond de la globalisation. Quasiment tous les experts s’accordent pour dire qu’il est de moins en moins possible de considérer le secteur de la publication de livres et de la lecture indépendamment du multimédia et des contenus augmentés, ou alors de l’avènement des modèles d’abonnement de contenus en ligne.Il faut pourtant à ce stade introduire une première distinction permettant d’affiner le décryptage de cette révolution en cours. Entre l’e-book – où l’on parle d’un support dématérialisé, offrant l’accès numérique à un contenu d’abord généralement pensé et produit pour le support papier (on appelle à ce moment-là ce genre de contenu des contenus homothétiques) – et l’e-publishing, où Internet rend possible, et favorise la production et l’organisation de nouveaux modes de publication, s’émancipant de la structure linéaire propre au livre et tirant parti des exceptionnelles potentialités des outils multimédia en mêlant sons, images, forums, applications et liens divers et multiples.Aujourd’hui, dans cet eTalk, on parle d’abord des e-books, de bibliothèques numériques (j’y reviendrai plus en avant), et un peu moins de ce que la publication numérique pourrait devenir à terme et comment elle va transformer notre façon de regarder et d’étudier le monde qui nous entoure.François Vallotton, professeur d’histoire à l’Université de Lausanne, dans l’excellente synthèse qu’il a publiée récemment dans la collection Le savoir suisse sous le titre «Les Batailles du livre», identifie trois voire quatre types d’«infléchissements majeurs dans la révolution numérique : Un phénomène de désintermédiation, l’émergence de nouveaux acteurs, l’avènement de supports de lecture inédits ainsi qu’un renouvellement des modes d’appréhension des textes».Arrêtons-nous un instant sur ces infléchissements.D’abord sur celui de la désintermédiation. C’est l’un des phénomènes les plus frappants. Alors que depuis si longtemps l’édition reposait sur «une chaîne du livre traditionnellement caractérisée par l’étroite interdépendance entre l’auteur, l’éditeur, le diffuseur-distributeur, la librairie et finalement le lecteur, chacun aujourd’hui peut court-circuiter l’un ou plusieurs des intermédiaires» comme l’écrit F. Vallotton.N’importe qui peut aujourd’hui publier (pas forcément n’importe quoi) en se passant d’éditeur ou de libraire, n’importe quel lecteur peut se procurer un livre sans passer par une librairie qui perd son statut de lieu désigné et incontournable où se procurer un livre ; et bientôt n’importe quel livre pourra être imprimé à la demande à l’unité, dans le pays où l’on réside en se connectant à un simple site, demain à son domicile.Exemple : createspace.com est une plate-forme d’auto-édition, comme il en existe aujourd’hui de très nombreuses, dans toutes les langues : Bookelis, Edilivre, Je publie ou lulu.com, l’une des plus connues, et bien entendu le Kindle Direct Publishing. Createspace, rachetée par Amazon, permet à tout un chacun de publier le livre qu’il souhaite et de le rendre accessible à n’importe qui, au prix choisi par l’auteur lui-même, par un système d’impression à l’unité (ou en quelques exemplaires), basé pour l’Europe en Angleterre.Second infléchissement : l’apparition de nouveaux acteurs, en premier lieu desquels Apple et Amazon – et dans une moindre mesure Google –, qui ont pris une place prépondérante dans une chaîne du livre en forte recomposition (et dont ils étaient encore totalement étrangers il y a encore une quinzaine d’années). Amazon règne sur la vente en ligne : elle est devenue le premier client d’une très grande majorité d’éditeurs, et les deux, Amazon et Apple, se partagent aux Etats-Unis et en Europe la plus grande part du marché de l’e-book. Je cite à nouveau François Vallotton : « l’individualisation et la diversification des pratiques de consommation supposent des modes renouvelés de diffusion et de publicité propres à orienter le consommateur confronté à une offre pléthorique.»Et sur un autre plan, l’essor de nouveaux supports et de type d’usages (le prêt d’e-books, la lecture en ligne, le téléchargement de fichiers, l’abonnement à des bouquets de publications), exige un savoir-faire et une logistique adaptés que maîtrisent ces nouveaux «global players».A l’inverse du modèle traditionnel dans lequel les producteurs de contenus, soit en l’occurrence les éditeurs, déterminent un prix de vente fonction d’un coût de production et d’une marge incluant les rabais des revendeurs, ces nouveaux acteurs tentent d’imposer leur prix, le plus bas possible, quitte à engager un bras de fer interminable (voir le différend qui a opposé durant toute l’année 2014 le groupe Amazon et le groupe Hachette). En effet, le modèle de ces global players repose sur le volume, l’effet longue traîne, et ils tentent de vendre l’image qu’ils sont du côté du consommateur, quitte à vendre parfois à perte pour gagner des parts de marché.Mais ne nous méprenons pas sur les réelles motivations de ces stratégies qui ne sont pas du tout d’ordre philanthropique.Je cite à nouveau François Vallotton : «La nouvelle donne numérique permet de jouer sur l’infinie diversité de l’offre». Et donc la rareté bascule dorénavant du côté du lecteur qu’il s’agit de capter par des offres statistiquement profilées qui s’appuient sur des moteurs de recherche du type de ceux sur lequel Google a construit son succès, ou à l’aide de toutes sortes de stratégie de marketing digital qui permettent d’optimiser le référencement d’un ouvrage et de son contenu. La bataille se situe au niveau de la recherche d’une visibilité maximale qui rend nécessaire si ce n’est désormais obligatoire d’associer à chaque publication une stratégie de promotion multi-canal, s’appuyant notamment sur les réseaux, les systèmes de recommandation, les vidéos postées. A noter que YouTube est devenu aujourd’hui le deuxième moteur de recherche le plus utilisé !Troisième infléchissement : la multiplicité des formats et des supports. Après une première phase expérimentale qui a débuté au tournant du 21e siècle, c’est l’apparition d’une nouvelle génération de liseuses (le Sony Reader en 2006 ou le Kindle en 2007) s’appuyant sur de nouvelles technologies et applications (l’encre électronique, une taille et un poids favorisant la mobilité) puis des tablettes dès 2010 (avec une connectivité à Internet permettant les chargements en ligne et l’accès à des contenus augmentés) qui a rendu possible le véritable essor de l’e-book.C’est aussi la stabilisation des formats de fichiers dont deux vont parvenir à s’imposer et permettre une convergence des supports : d’une part le format pdf, de type Image, qui a l’avantage de figer la mise en page et donc de préserver tout le travail éditorial et la valeur ajoutée graphique de l’éditeur ou de l’auteur ; d’autre part le format e-pub qui permet d’adapter le contenu à la taille de l’écran, favorisant notamment les lectures nomades. Tous deux sont dynamiques dans la mesure où ils permettent une navigation par la table de matières, les mots-clés, de multiples liens ou encore la prise de notes. C’est l’essor du livre interactif.Il existe un troisième format, Mobypocket, qui est un format dérivé de l’e-pub et propriétaire d’Amazon.En bref, on dira que le format pdf est sans restriction, alors que celui e-pub est avant tout réservé à des ouvrages de textes, ou à ceux dont la mise en page n’est pas trop complexe.D’autres formats existent bien entendu, comme par exemple le format i-book d’Apple qui permet notamment d’intégrer des animations de divers types, il est vrai avec un coût de développement difficile à rentabiliser pour un contenu spécialisé. Voici un exemple tiré d’une thèse développée sur le format i-book car l’auteur lui-même.Le livre, tel que nous le connaissions, fondamentalement lié à son support papier, et cela depuis plus de 600 ans, est aujourd’hui en plein processus de transformation, tout au long de sa chaîne de valeur qui connectait les auteurs, les éditeurs, les libraires avec les lecteurs. Cette transformation est telle qu’elle induit de nouveaux modes cognitifs qui jouent de la déstructuration des textes, de leur décontextualisation, des possibilités infinies de liens et contenus augmentés en tout genre, parfois de l’absence de certification des sources.Sans contexte, cette révolution numérique remet en cause l’édition telle que nous nous la représentons depuis si longtemps. Faut-il en conclure que les éditeurs sont appelés à disparaître, engloutis dans le maelstroem d’Internet ? Ce serait parler un peu vite. Mais ce qui est certain, c’est qu’avec le numérique, le contexte de lecture devient différent et il évolue en même temps que les pratiques numériques. Le lecteur, en sa baladant de lien en lien, ne fait plus seulement partie d’une logique de transmission, comme c’est principalement le cas avec le livre papier, il intègre à une logique de participation, comme le relève François Vallotton, toujours dans son ouvrage « Les batailles du livre ». L’enjeu n’est plus de reproduire le mode de fonctionnement du livre, mais bel et bien d’inventer de nouvelles habitudes de lecture. Par exemple, l’écrivain Daniel de Roulet permet au lecteur d’expérimenter de nouveaux modes de lecture active avec son œuvre «La Simulation humaine».« Dans un livre j’ai lu que l’avènement de l’open access était inéluctable ».On l’a vu, de nouveaux acteurs apparaissent, la chaîne du livre traditionnelle est bousculée, de nouveaux usages voient le jour, et la pression sur les prix s’accélère voire la gratuité semble s’imposer dans certains modèles sous la pression d’Internet. Le rêve de la bibliothèque universelle est à portée de mains, et c’est Google qui en a réactivé le mythe avec son programme Search in Books, qui permet de consulter gratuitement en ligne au travers de millions de livres (les presses polytechniques et universitaires romandes sont pour leur part entrées dans le programme Google Search dès 2007). Bien entendu l’accès est limité mais avec un peu de perspicacité et de patience, on peut consulter de larges extraits de nos contenus. Et on observe qu’a pris place depuis un peu plus de deux ans un lien sur Google Play qui est la plate-forme de commercialisation des e-books de Google, qui ne pèse pas (encore) lourd dans le marché, mais qui prend déjà le dessus sur les liens vers les principales librairies en ligne ou vers le site de l’éditeur.Les bibliothèques numériques sont d’ailleurs en plein développement : elles émanent naturellement des constats suivants :La hausse de la demande de contenus numériques en ligne ; la progression de la lecture en ligne (en particulier l’e-lecture gagne en popularité sur les tablettes et les smartphones) ; l’apprentissage change, il s’axe dorénavant sur les outils en ligne ; l’équipement électronique a gagné en légèreté, en compacité, en qualité, il coûte moins cher et favorise la mobilité.Toutefois en France, les premières plate-formes qui sont apparues sont aujourd’hui d’un point de vue légal – notamment vis-à-vis du prix réglementé. Ces nouveaux modèles qui s’appuient sur le principe de la lecture en ligne, avec la possibilité d’impression ou non, calquent leur modèle sur les grandes plate-formes de musique ou de cinéma comme spotify ou netflix récemment débarqué en Europe.C’est-à-dire un droit d’accès illimité et bon marché voire un abonnement gratuit si l’on est disposé à accepter la publicité ciblée.Les principaux acteurs s’appellent Youscribe, YouBoox, VitalSource (au niveau académique), ou Amazon, Kindle Unlimited, d’autres vont très vite suivre. Voici un aperçu de Youscribe. Deux millions de titres disponibles, lecture en ligne avec fonctionnalités standard, premier mois gratuit (il faut néanmoins donner par avance ses coordonnées bancaires) puis un coût mensuel de 9,90 euros, donc moins de 10 euros. En termes de modèle économique ce n’est sûrement pas l’avenir des éditeurs, mais un canal complémentaire et peut-être un jour une présence incontournable.Tout ceci nous amène aussi à la question de l’Open access ou du libre accès, ou accès ouvert, qui bouleverse la diffusion des savoirs académiques et met à mal avec d’ailleurs toutes sortes de bonnes raisons les modèles économiques – parfois excessifs – de publication des grands éditeurs scientifiques qui prévalaient jusque-là. Les bibliothécaires connaissent probablement mieux que nous cette problématique, c’est la raison pour laquelle je ne m’attarderai pas, si ce n’est pour digresser rapidement sur la question de la gratuité. D’abord bien entendu pour relever que l’open access n’est gratuit que pour la consultation (disons pour celui ou celle qui consulte), qu’il a bien entendu un coût, et que ce coût doit être payé par l’auteur sinon par l’institution à laquelle il est affilié. Et que l’institution qui héberge des ressources open-source, open-access, doit également en payer le coût en termes d’hébergement sur les serveurs, ou de maintenance – sans compter la gestion des métadonnées.Le coût est dès lors payé en amont alors que l’édition «classique» reposait sur le principe inverse d’un investissement qu’il s’agissait de rentabiliser par la diffusion et donc par les ventes, ou par les abonnements. Bien entendu, la publication de revues scientifiques ou celle de livres (en l’occurrence universitaires, puisque je vous rappelle, je parle d’un point de vue des presses polytechniques et universitaires romandes), la publication de revues scientifiques ou celle de livres ont chacune leurs spécificités. Il n’empêche qu’inverser le modèle pour un éditeur de livres (universitaires), c’est faire table rase sur la notion de prise de risque, et plus accessoirement sur celle des résultats : on pourra toujours mesurer ou établir le nombre de consultations, de téléchargements, etc., mais sans que cela ne revête un quelconque effet couperet. Cela signifie aussi qu’une structure éditoriale devrait dès lors être financée par une institution, en tant que prestataire de services pour produire du contenu, à priori certifié. Ce n’est plus tout à fait le même métier.Observons par ailleurs que de son côté la BNF (la bibliothèque nationale de France) commercialise désormais des e-books en format e-Pub d’ouvrages tirés de ses collections anciennes qu’elle a numérisés, à des prix allant de 0,99 euros à 3,49 euros.Quelques mots sur la nouvelle politique du FNS. De son côté, le FNS (le Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique) préconise dorénavant l’open-access pour toutes les publications liées aux travaux de recherche qu’elle finance.Une phase intermédiaire est en cours de test, où les éditeurs qui publient des travaux issus des programmes de recherche du FNS ont la possibilité de différer la publication open-access de la publication papier par un délai de 12 à 18 mois, mais très vite, l’obligation d’une publication simultanée entre la publication en ligne gratuite et la publication papier, sera conditionnée au versement d’aide à la publication.De son côté aussi, OpenEditionBooks est un modèle intéressant qui associe l’accès-libre non exclusif et pérenne en format HTML, avec un modèle de commercialisation aux formats standard par les bibliothèques abonnées ou via des librairies électroniques.Alors comment un éditeur en 2015 peut-il, doit-il se positionner face à cette révolution numérique ?D’abord, la question ne se pose pas de la même manière pour un grand groupe ou une petite maison. Les presses polytechniques et universitaires romandes ne sont ni Springer, ni Elsevier (qui initie son programme Science Direct dès l’an 2000), et encore moins Pearson qui déclarait l’an dernier son objectif du «paperless» dans un horizon de 5 ans. Pearson, c’est le premier groupe d’édition au monde, et s’ils décident d’une telle stratégie, c’est que la tendance s’impose presque comme une évidence, empreinte il est vrai de volontarisme et de moyens adéquats, et d’objectifs financiers dictés par les actionnaires. Il serait toutefois sage de prévoir dans un premier temps que les imprimantes des campus multiplient leurs capacités.Le virage opéré par Springer il y a quelques années, et rendu possible par la puissance du groupe et le poids de son catalogue donnait le ton, et est intéressant à considérer.Springer a réorienté sa stratégie de publication autour de son programme Springer Link ; en bref il s’agit d’offrir en format électronique par des packages thématiques l’ensemble de leurs nouveautés aux clients institutionnels.Un achat pérenne permettant l’impression et doublé d’un programme «my copy» qui pour 25,00 US $ rend possible à l’étudiant ou au chercheur l’impression à l’unité de n’importe quel titre du package. De la sorte les monographies ou les ouvrages édités, voire de nombreuses collections ne sont plus publiées que par le biais de ce programme, et seuls les manuels ou certains ouvrages de référence font l’objet d’une impression papier en offset. Conséquence de cette stratégie : Springer «doit» publier plus de nouveaux titres chaque année pour alimenter ses packages.De nouveaux modèles de publication inédits sont testés, par exemple ceux où la version électronique d’un livre est téléchargeable gratuitement mais des contenus augmentés monnayés sur un site associé (des applications, des exercices, des animations, etc.). On pourrait aussi évoquer ces processus collaboratifs de publication qui s’expérimentent notamment autour des wiki : les plates-formes deviennent collectives, les apports multiples et ouverts à tous, mais en principe conduits. Tout le monde connaît Wikipédia qui est une des premières sources consultées partout dans le monde, mais combien savent que la majorité des informations contenues sur la plate-forme semblent être générées par des robots ?J’en viens maintenant à l’expérience propre des presses polytechniques et universitaires romandes, une petite structure éditoriale qui représente l’équivalent d’une dizaine de postes à plein temps, fondée en 1980 et proposant un catalogue de quelque 800 titres. Nos premières incursions dans le numérique remontent à 2005, date à laquelle nous basculons une trentaine d’e-books (format pdf) sur la plate-forme Numilog, un des premiers opérateurs du monde francophone dont la diffusion cible le monde académique (plusieurs dizaines de ventes par année, mais la plupart des fichiers finiront par se retrouver sur des plates-formes pirates d’échange de fichiers).En 2010 nous lançons d’une part notre plate-forme Media-Info, prototype de bibliothèque numérique où nous offrons l’accès gratuit aux 8'600 pages des 22 volumes d’un Traité d’Electricité publié entre 1975 et 1990. Notre objectif est alors d’y charger progressivement l’ensemble de nos collections, avec accès gratuit ou payant selon le statut de l’utilisateur ou du livre (par exemple nous pensions offrir l’accès gratuit aux abonnés papier de notre Collection Le savoir suisse). Par manque de souplesse du système, et renonçant au coût d’un développement sur mesure, nous abandonnerons cette plate-forme en 2013.Toujours en 2010 nous testons les BookApp, développés par la société lausannoise Ozwe et commercialisés sur le site d’Apple.Il s’agit de livres applications avec accès au texte complet avec les fonctionnalités d’usage mais où chaque contenu est associé à un site permettant les échanges (entre lecteurs et auteur) et le téléchargement de liens. En moins de deux ans, nous vendrons plus de 800 exemplaires de notre collection Le Savoir suisse : fait intéressant, au contraire de la diffusion papier, la majorité des ventes va s’opérer hors de Suisse.Encore en 2010, nous ouvrons notre propre plate-forme de diffusion électronique en optant pour la technologie Izibook. Dans un premier temps nous allons y proposer une cinquantaine de titres, sans DRM mais avec un système de marquage ou de tatouage, où le nom de l’acheteur et la date de son achat sont d’une part intégrés sur chaque page et de plus encryptés dans le fichier. Aujourd’hui nous nous intéressons à une nouvelle technologie de marquage développé par Digimark: lors de l’achat d’un e-book, un filigrane unique, invisible et indélébile est introduit dans le fichier numérique, qui va permettre son traçage à travers le web pour localiser les éventuels fuites et téléchargements illégaux.Ce site Izibook a été remplacé par notre nouveau site en ligne développé à l’aide de la même technologie et ouvert en automne 2012 où plus de 250 e-books en format pdf ou en format e-pub sont désormais disponibles. Notre objectif est de pouvoir y offrir à terme tout notre catalogue en format numérique à l’exception toutefois des manuels qui font l’objet de prescription pour lesquels nous réservons un canal dédié, afin d’éviter de favoriser la dissémination de leurs fichiers.En 2013, nous avons signé avec Dawson Era, une plate-forme d’e-books partenaire des institutions académiques. Avec cette plateforme, l’accès au support électronique se réalise par un interface dédié, et chaque titre est associé un nombre de crédits, ou à défaut un nombre d’usagers simultanés. Dans cette première phase, nous avons limité le nombre de crédits à 100 pour les manuels qui font l’objet de prescription et à 200 pour les autres : une fois le nombre de crédits (qui redémarre à 0 chaque début d’année) épuisé, la bibliothèque renouvelle le nombre de crédits en payant en quelque sorte le prix d’une licence comme elle rachèterait des exemplaires supplémentaires de livre qui seraient très empruntés par ses usagers.Aujourd’hui nous sommes sur le point de signer un contrat de distribution électronique avec notre diffuseur Geodif (du groupe Eyrolles en France) pour leur confier la distribution numérique de tous nos ouvrages et permettre ainsi que tous nos e-books soient prochainement disponibles sur la plupart des plateformes francophones dédiées, comme Fnac.com, Amazon, Apple, ou encore Numilog, Eden Livres, Tea, etc.L’an dernier, nous avons triplé le volume de nos ventes numériques, mais pour un chiffre d’affaires qui reste encore marginal et qui ne représente à peine qu’1,5% du total de notre chiffre d’affaires. Car la demande est encore faible, et le différentiel de prix (entre la version papier et la version électronique) non suffisamment attractif. Pour notre part, nous vendons nos formats électroniques à un prix qui est de 50% inférieur à la version papier, pour tous les ouvrages de vulgarisation scientifique, soit ceux de nos collections Le Savoir Suisse, FocusScience, ou ceux de management, ou tout ce qui n’est pas manuels ou ouvrages de référence qui eux ont un prix de 30% inférieur à celui de leur version papier. Nous avons introduit sur notre site les ventes dites Bundle, c’est-à-dire formats liés papier + électronique, à un prix qui n’excède pas les 110% toujours du prix de la version papier.C’est à nos yeux un prochain passage obligé, en particulier pour le livre scientifique, avant l’étape suivante, qui constituera à remettre à l’acheteur du support papier le format électronique gratuit. Regardons pour terminer un graphique : Il trace les statistiques de vente d’un de nos ouvrages, publié en 2008 par EPFL Press, notre label de publication en anglais. Son cas est exemplaire car les auteurs souhaitaient innover en rendant accessible le format numérique.Au moment de la parution de la version papier du livre, sa première édition (2009), nous avons produit simultanément une version sous la forme d’un fichier html du contenu du livre.Nous avons laissé l’auteur le mettre en téléchargement libre sur son site, et nous avons commercialité l’ouvrage. Très vite – une année après – l’auteur s’est montré insatisfait du fait que le fichier html, produit pour un affichage à l’écran, ne donnait pas une qualité suffisante à l’impression (c’était volontaire de notre part).Il nous a alors demandé de pouvoir disposer du fichier pdf – soit le contenu homothétique du livre imprimé – et de pouvoir le mettre en ligne sur son propre site. Nous avons opéré ceci dans le courant de l’année académique 2010-2011, et très vite, comme on l’observe sur le schéma, les ventes du livre ont chuté pour tomber à moins de 50 exemplaires.Or, en 2012-2013, apparaissent les MOOCs, les Massive Open Online Courses, dans lesquels l’EPFL s’est révélée pionnière.Au moment où le premier MOOC du cours dont ce livre constituait le manuel compagnon, les auteurs ont mis en vente une version i-book du livre sur Apple, soit le contenu homothétique du livre, mais avec tout un travail d’interactivité introduit au niveau des dessins et des images.Etonnamment, on peut observer que les ventes du livre redémarrent, et qu’elles atteignent presque 150 exemplaires en 2014, alors qu’elles étaient tombées à moins de 50, et on peut considérer là que c’est ce que nous repérons sous une trame dans ce schéma, « l’effet MOOCs ».On le voit à l’aide de cet exemple : la coexistence de versions électronique en ligne gratuites avec un contenu imprimé payant n’est pas forcément négative. Et on voit même que l’apparition de nouvelles ressources d’enseignement en ligne sont un facteur très intéressant de promotion des supports papier.Pour l’éditeur, le numérique induit, on l’a vu, beaucoup de changements majeurs : dans la diffusion, dans les pratiques de lecture, dans les modes de publication, d’édition. Mais avant tout dans son modèle financier. Les quelques tests que nous avons nous-mêmes menés en proposant des e-books gratuits sur notre site sont éloquents. Par exemple, les contes de l’ère électrique de Pierre Zweiacker ont été téléchargés des milliers de fois, et continuent à l’être. Apple, de son côté, lance son nouvel environnement avec des e-books gratuits pour attirer les lecteurs, les bibliothèques numériques attirent l’internaute avec des accès gratuits la première demi-heure voire le premier mois, la publicité ciblée finance la gratuité. Internet développe une véritable culture du gratuit, peu compatible avec les impératifs d’acteurs privés qui produisent du contenu. Je le disais tout au début, il est très difficile de se projeter au-delà des 5 prochaines années. Mais incontestablement, pour les presses polytechniques et universitaires romandes, tout notre catalogue sera disponible en numérique (aujourd’hui, il n’est à raison de 60%, peut-être un peu plus); nous ouvrirons notre propre bibliothèque numérique, mais nos livres devront également intégrer celles des gros agrégateurs ; nous allons expérimenter de nouveaux modes de publication numérique ; nous allons systématiser l’offre en Print On Demand à l’unité, de manière à ne plus devoir réimprimer un livre dont le seuil de vente annuel est trop bas.Nous n’imprimerons plus systématiquement nos nouveautés ; nous offrirons des e-books en monnayant des contenus augmentés en ligne ; nous deviendrons peut-être par contrat des producteurs de contenus certifiés et en open access pour le compte d’institutions universitaires ; et la question de l’information certifiée deviendra cruciale pour permettre au lecteur de s’y retrouver.Les processus de lecture d’une œuvre vont s’adapter aux pratiques de chaque lecteur, et le métier d’éditeur va se transformer pour s’adapter à la technologie et aux nouveaux usages : de nouvelles aptitudes et professions vont apparaître.Il s’agira toujours de produire bien entendu, de sélectionner espérons-le, mais surtout de certifier, valider, organiser, référencer, innover…« Sur un site j’ai lu que bientôt des algorithmes permettront de lire et juger la qualité des manuscrits » Sans commentaire. Gageons qu’il y aura des toujours des irréductibles et des amoureux indécrottables de l’objet-livre, qui feront cohabiter le support papier que nous connaissons avec les futurs nouveaux modèles : déjà nous pouvons observer que la pression du numérique a amené les éditeurs à redoubler de créativité et de soin dans leur production, y compris en format de poche.Je vous donne volontiers rendez-vous dans 5 ans.File: Babel/S-146.mp3